La vie à deux se révélait exactement à la hauteur de ce que Yerathel avait imaginé avant d'accepter de s'y plier quand même. Il adorait Thomas, vraiment. Plus que tout autre être humain sur cette planète. Mais partager son temps et son espace avec un vampire torturé était une épreuve de chaque instant et trop souvent à son goût, l'Occultiste peinait à conserver sa grâce naturelle et son positivisme à toute épreuve. Qui aurait pu le lui reprocher quand il se trouvait sans arrêt assailli par les craintes et les peines d'un autre ? Il faisait pourtant de son mieux pour ne pas le montrer. Et dès qu'il le pouvait, dès qu'il le fallait pour son propre bien, il prenait la fuite au prétexte que des artistes comptaient sur lui et qu'il ne pouvait pas disparaître complètement du paysage médiatique sans que ça ne semble suspect. Parfois, ça n'était même pas une excuse : il allait vraiment travailler. Pas aujourd’hui. Il faisait un temps horrible, le ciel gris menaçait d’exploser à chaque instant, ça n’était pas le moment idéal pour traîner dehors, mais peu importe. Yerathel avait décidé de le faire quand même, et avec style évidemment. Et puis, au moins, il n'y avait pas grand monde dehors, ce qui rendit sa balade encore plus exaltante.

Au point qu'il passa bien une heure à marcher dans les rues de San Francisco sans véritable but, jusqu'à ce qu'il ne réalise un peu brusquement qu'il se trouvait à quelques mètres de son immeuble, dont il distinguait déjà la devanture depuis sa position à l'angle de la rue. Ainsi que les silhouettes de deux hommes habillés en noir qui s'apprêtaient à passer la porte. Visiblement, son esprit avait su trouver ce dont il avait réellement besoin : du temps pour lui et pour lui seul, chez lui. Ce projet venait à peine de lui venir que déjà, il souriait plus largement qu'il ne l'avait fait depuis des jours. Il pressa le pas pour entrer dans l'immeuble tout juste quelques minutes après les deux autres, les trouvant occupés à discuter avec le gardien. Le petit homme dans son complet rouge ressemblait à une horrible tâche de sang à côté des deux armoires à glace plantées devant lui. Tout juste après qu'il eut fait un pas dans le hall de l'immeuble, Yerathel sentit la chaleur familière et désagréable de la panique, étrangement accouplée à la brise glaciale de l'agacement. Il se stoppa net et se tourna vers les trois hommes, captant le regard du gardien. "Oh, monsieur Xiao ! Vous tombez bien !" l'interpella-t-il en essayant subtilement de se faxer loin de ses deux assaillants. "Ces deux hommes disent qu'ils ont rendez-vous. Je n'ai pas été prévenu..."

Sourcils froncés, Yerathel posa le regard sur les deux hommes en question, sans plus prêter attention à ce que lui disait le gardien. Mais s'il était déjà persuadé que cela n'augurait rien de bon, son sang se glaça pour de bon dès qu'il vit les deux dagues argentées apparaître dans leurs mains. Une nouvelle inspection lui confirma ce qu'il savait déjà : des Traqueurs. Sans plus de cérémonie, l'Occultiste pivota sur lui-même et se mit à courir. Il penserait à tout ça plus tard, pour l'instant l'instinct de survie qui l'avait guidé au cours des deux mille dernières années reprenait le dessus et en quelques enjambées à peine, il retrouva l'extérieur, percutant de plein fouet quelqu'un qui s'apprêtait à entrer à son tour. Cet immeuble n'en finissait plus de recevoir des visiteurs, aujourd'hui ! D'un geste fluide, Yerathel s'agrippa à sa pauvre victime pour qu'il ne s'étale pas au sol et sa panique redoubla quand son regard trouva le visage de cette dernière. "Gwen ?!" Il avait quelque peu oublié son assistant, dernièrement, tellement occupé à garder Thomas en vie qu'il n'avait échangé que quelques messages avec l'adolescent. Ils ne s'étaient pas vus pour de vrai depuis des jours et le moment semblait mal choisi pour des retrouvailles. Poussé par le même instinct, l'Occultiste attrapa le poignet du jeune homme et l'attira avec lui alors qu'il reprenait sa course, fonçant le plus loin possible.

Il s'arrêta, essoufflé, devant le Starbucks un peu plus haut dans la rue, dans lequel il passait autrefois chaque jour. Il y avait plus de monde à l'intérieur. Assez pour que l'homme se sente un peu plus en sécurité. Avoir des Traqueurs aux trousses était un vrai problème, mais ils ne seraient pas assez fous pour le tuer à la vue de tous, n'est-ce pas ? Peu désireux d'être déçu sur ce point, Yerathel entraîna le jeune homme vers le fond du café, le plus loin possible de la vitrine et se plaqua contre le mur pour reprendre son souffle. Il ferma les yeux et appuya sa tête contre la surface dure derrière lui, restant immobile de longues secondes avant de parvenir à respirer correctement. Alors seulement osa-t-il reporter son attention sur l'adolescent. "Qu'est-ce que tu fais ici ? Tu n'es pas censé être à l'école ?" Il se redressa pour épousseter ses vêtements, assez peu intéressé par la réponse que voudrait lui donner le jeune homme. De l'autre côté de la vitrine, ses deux nouveaux amis scrutaient sagement l'intérieur du café. Au moins, ils n'étaient pas encore entrés. "On doit te faire sortir d'ici et vite." souffla-t-il à l'attention de Gwen, son regard pourtant toujours sur l'extérieur.

De l'autre côté de la vitrine, les Traqueurs semblaient s'impatienter. Yerathel leur portait toute son attention, ne prêtant qu'une oreille distraite au jeune homme près de lui. Il ne savait pas encore comment il échapperait aux hommes, mais il fallait qu'il éloigne l'adolescent avant que ça ne devienne réellement un problème. Malheureusement pour lui, Gwen n'était pas le genre d'adolescent obéissant et lobotomisé qu'on montrait dans les films et à peine l'Occultiste eut-il émis l'idée de faire sortir le garçon de ce café que déjà, ce dernier embarquait Yerathel dans cette fuite. En d'autres circonstances, le thaïlandais aurait sans doute refusé et serait resté seul en arrière pour sauver la vie de son petit assistant, mais il réalisa tout à coup au poids dans son ventre et à la moiteur de ses mains qu'il n'échappait pas à l'instinct de survie et à la peur. Il n'avait aucune envie de mourir ici et maintenant, pas alors que toute sa vie commençait enfin à retrouver un sens après des années à attendre seulement qu'elle passe en faisant semblant d'aller bien... Il suivit Gwendal avant de réaliser vraiment qu'il avait bougé. Et pour le coup, dans son empressement de mettre de la distance entre lui et les deux autres, il eut un peu plus d'attention pour le jeune homme. Quoi que ça ne lui dise pas comment répondre à ses questions... "Juste des hommes de main," lança-t-il, choisissant le premier mensonge ridicule qui lui passa par la tête alors qu'il pressait l'épaule de l'adolescent pour l'encourager à avancer plus vite, "j'ai gagné une partie de poker contre leur patron et ce mauvais joueur prétend que j'ai triché..." Il n'allait pas remporter un oscar avec ce mensonge, mais ça valait aussi bien que la performance de Dean Caulfield dans son dernier blockbuster, n'est-ce pas ? Quoiqu'il aurait juré que le célèbre acteur blond ait déjà gagné quelques oscars par le passé...

Occupé à réfléchir à cela, Yerathel suivit son jeune guide sans réfléchir et réalisa tardivement qu'ils s'apprêtaient à entrer dans une bouche de métro, ce qui le fit se stopper net devant les marches. "On ne va tout de même pas aller là-dedans ?" demanda-t-il, inquiet, alors qu'il continuait de jeter des regards anxieux par dessus son épaule. "Je n'ai pas de carte de transport !" informa-t-il comme si cela avait la moindre importance. Mais il aurait juré que ce soit bien le cas. On ne pouvait pas entrer dans un train comme on le voulait, pas vrai ? Et s'ils s'arrêtaient pour acheter un ticket, ils donneraient tout le temps du monde aux deux Traqueurs pour les retrouver... Non, il fallait trouver une autre solution. Un taxi ou bien la marche à pieds, il ne voyait que ça. Il se détourna pour inspecter la rue à la recherche d'un véhicule qui accepterait de les prendre pour les emmener loin d'ici, mais tout juste eut-il repéré un taxi au coin de la rue, que les deux Traqueurs émergèrent de la ruelle qu'ils avaient eux-mêmes empruntée un peu plus tôt. Et bien sûr, en plus d'être incroyablement grand pour un asiatique, il fallait que Yerathel soit reconnaissable entre mille avec sa fâcheuse habitude à porter des vêtements colorés et voyants. Il ne fallut pas plus de quelques secondes aux Traqueurs pour le repérer et se mettre à courir dans leur direction. "Très bien, très bien ! On prend le métro..." se désola l'homme au moment où il agrippait le poignet du jeune homme et s’élançait dans les marches aussi vite que le lui permettait son manque d'assurance et ses remords à utiliser un moyen de locomotion aussi terrestre.

Il y avait trop de monde et ils n'allaient pas assez vite. Sans arrêt ralentis par des passants fort peu pressés de se rendre Dieu savait où, Yerathel et son acolyte n'eurent aucune chance de semer les Traqueurs qui, eux, n'avaient aucun scrupule à bousculer les humains sur leur passage. Et comme l'avait prédit l'Occultiste, il fallait bel et bien un ticket pour passer les tourniquets donnant accès aux voies. Il changea donc de direction à la dernière seconde et à force de s'engager dans des couloirs lui étant complètement inconnus, il fit l'erreur de les guider dans un endroit complètement vide. La lumière blanche des néons clignota brusquement tout juste après qu'ils aient fait quelques mètres, pour se couper tout à coup et les plonger dans le noir complet. Yerathel se stoppa net, tout son corps se tendant d'un seul coup, sa prise devenant plus ferme sur le bras du jeune homme. "Ecoute-moi bien, Gwen..." souffla-t-il en luttant pour conserver un ton calme. "Quoi qu'il arrive maintenant, tu ne dois surtout pas en parler à qui que ce soit, tu m'entends ?"

HRP: