Il existait dans la conscience collective, un cliché parmi tant d'autres dont on usait et abusait pour prouver que deux personnes étaient faites l'une pour l'autre et que leur lien était si fort qu'il transcendait même les sens. Je le reconnaîtrais entre mille. L'amour si pur, si fort, que même au milieu d'une foule, ceux qui le partagent peuvent se retrouver alors que tout le reste du monde s'efface doucement pour devenir flou. Pour Yerathel, dont la vie quotidienne était baignée d'une magie assez puissante pour être transformée réellement, il s'agissait de bien plus qu'une figure de style ou d'un lieu commun devenu outils aux mains d'un poète. Il ne pouvait traverser une foule sans être envahi des émotions de chaque personne qui la composait. Il ressentait profondément chaque cœur brisé, chaque étincelle de bonheur, chaque frisson d'effroi comme s'ils étaient siens. Et plus il passait de temps avec quelqu'un, plus il apprenait à reconnaître ses émotions et à fouiller dans son cœur pour en déterrer les secrets, plus l'impression devenait forte et reconnaissable. À chaque personne dont il sondait le cœur régulièrement, il en venait à associer une impression générale, une couleur et une saveur particulière qui lui sautait aux sens dès lors qu'il s'en trouvait à proximité. À Thomas, il avait toujours associé le rouge, cocktail explosif de passion, d'intensité, de violence presque. Il ne ressentait rien à moitié, ni le bonheur, ni la peine. Et sa condition, hélas, ramenait souvent la peine au premier plan. Et plus Yerathel passait de temps à ses côtés, plus il éprouvait de difficultés à repousser ses émotions, à garder du recul au point d'être sans arrêt aux prises entre un amour presque étouffant et une douleur émotionnelle insoutenable. Quand il croisait le regard du jeune homme au hasard d'un bon moment, il l'aimait et le désirait au point de sentir son corps entier avalé par les flammes. Mais quand Thomas traversait un moment de doute ou une faim trop puissante, le feu brûlait jusqu'à le laisser en cendres. Et depuis que les deux hommes vivaient sous le même toit, c'était un orage constant de vents contraires et d'émotions contradictoires.

Bien sûr, Yerathel n'en parlait pas. Car alors, la culpabilité de Thomas se mêlerait à la sienne et qu'obtiendraient-ils à la fin ? Il restait aux côtés du jeune homme autant que possible et lui offrait tout le soutien qu'il puisse réunir, essayait tant bien que mal de démêler ses émotions de celles de Thomas et sortait prendre l'air ou faire quelque chose qui le rendait heureux dès que la tempête devenait invivable. Mais malgré ses efforts, malgré l'amour sincère qu'il portait à l'Altéré, il en était petit à petit venu à associer son appartement à une sorte de prison terrifiante qui l'angoissait dès qu'il y entrait. Il avait pourtant débarrassé les lieux de tout objet abîmé par le nouveau pouvoir destructeur du musicien et ajouté sa touche colorée et personnelle à la nouvelle décoration minimaliste des lieux. Il avait même fait changer la porte d'entrée, mais l'endroit restait vide et quand on regardait bien, on voyait encore quelques traces du désastre qui ne manquaient jamais de déprimer profondément l'Occultiste. Tout cela commençait à avoir un effet sérieusement néfaste sur leur relation amoureuse. Alors avant que le pire ne se produise, Yerathel avait décidé d'organiser une petite sortie en tête à tête très loin de l'appartement.

Convaincre Thomas de le suivre à l'extérieur fut toute une affaire, mais l'Occultiste s'y était préparé et quand il voulait quelque chose, il l'obtenait. Il avait tout prévu de toute façon. L'Altéré ne pouvait se trouver trop près des autres car la soif de sang risquait de le rendre fou à tout moment ? Qu'importe, ils avaient rendez-vous dans un endroit où il n'y aurait qu'eux, pas la moindre perturbation du monde extérieur. Il craignait de toucher quelque chose par accident et le détruire ? Pas de problème, il n'y aurait rien ni personne à abîmer ! Prévenant et organisé, Yerathel avait préparé un pique-nique avec poches de sang comme rafraîchissements, dans un joli gobelet en plastique opaque avec une paille inutilement torsadée, sandwichs, salade, cupcakes et vin blanc pour accompagner. Pas de couverture sur laquelle s'asseoir et un coin reculé d'une plage près de Bayview où, malgré la possibilité de quelques passants, on s'arrêtait rarement. Il avait tout prévu avec soin toute la matinée afin qu'ils puissent passer un moment ensemble dans un endroit qui ne lui donne pas envie de hurler de désespoir et que l'espace de quelques heures, ils puissent prétendre qu'ils n'étaient qu'un couple normal dans un monde normal. Il prévoyait même de profiter de l'occasion, si le bon moment se présentait, pour faire à Thomas la déclaration qu'il attendait patiemment depuis de longues semaines.

Aussi, après n'avoir pas laissé tellement le choix au jeune home, il les guida jusqu'au taxi qui attendait au pied de l'immeuble et qui les conduisit jusqu'à la plage et, son bras fermement accroché au coude de Thomas, le tira bon gré mal gré vers le morceau de sable le plus reculé qu'il trouve. Il était très exactement treize heures lorsqu'ils s'arrêtèrent, tout semblait aller selon les plans de l'Occultiste. Cela l'encouragea à rester de bonne humeur et enjoué et, dès lors qu'ils furent installés à même le sable avec le panier entre eux, Yerathel se lança dans un monologue enjoué sur sa rencontre de quelques jours plus tôt avec l'une de ses clientes, une peintre talentueuse qu'il avait trouvé à Stanford et qui s'entêtait à refuser d'exposer son travail aux yeux du public. Il avait passé sa journée avec elle, à la traîner dans des musées et des galeries pour lui prouver qu'elle avait tout intérêt à suivre ses conseils, sans succès. Il était tellement concentré sur son histoire probablement inintéressante aux yeux de Thomas, qu'il réalisa un peu tard que quelqu'un approchait. Mais dès qu'il vit la silhouette de l'homme venir dans leur direction, il se stoppa en plein milieu d'une phrase pour froncer les sourcils. De toute évidence, l'homme ne venait pas vraiment vers eux, il y avait même fort à parier qu'il ne fasse que passer, mais il y avait quelque chose dans son apparence, de sombre et de familier qui laissa l'Occultiste perplexe. "Un ami à toi ?" plaisanta-t-il en pointant l'homme d'un geste du menton. Car c'était bien cela : il semblait porter un poids sur ses épaules qui rappelait indéniablement Thomas. Ça et les vêtements sombres et l'air de vampire dépressif. "Je sais que je peux passer pour un homme très ouvert d'esprit et tout ça, mais tu réalises bien qu'il est hors de question que ce petit arrangement entre nous deux s'ouvre à une troisième personne, n'est-ce pas ?" reprit-il avec la même intention humoristique dans sa voix. Humour qui n'atteignit clairement pas Thomas, dont l'angoisse perça brusquement dans l'air ambiant.

Une sortie à la plage c’était… Risqué, quoi que est-ce que je pouvais reduire en cendre des grains de sable ? J’avouais que je n’en avais aucune idée et puis de toute façon l’homme avait une multitudes d’arguments auxquelles je ne pouvais pas vraiment opposer grand chose. Sa vie n’allait de toute façon pas tourner éternellement autour de moi et puis si on était seul ça serait tranquille et je pourrais abuser de lui avec précaution certes, mais tout de même. Je pouvais toucher les choses plus de quelques secondes déjà, ça finissait toujours par des cendres. Mais c’était une progression, je devais rester positif, même si cramer un balais en voulant ramasser un tas de cendre qui était précédemment un verre était vraiment, vraiment très frustrant. Mais ça allait mieux, je pouvais l’embrasser et caresser son visage sans le blesser et c’était uniquement grâce à lui. Alors oui, une sortie à la plage serait bien. Me laissant donc guider avec précaution jusqu’à la plage, je prenais place avant de l’écouter parler très, très longuement d’une artiste qu’il voulait vraiment avoir et inconsciemment je me demandais si il avait eu le même enthousiasme avec moi au début. Bon, après je pense que contrairement à cette fille, je devais clairement manquer de gentillesse, mais la question restait dans ma tête. Et puis je ne sais pas, l’entendre ainsi me détendait un peu plus, je souriais même, du moins jusqu’à ce que quelqu’un ne s’approche et que son sang m’attire presque aussitôt. Mon sourire mourut brutalement et la tentative d’humour de Nolen me passa au dessus. Oui je me doutais bien qu’un plan à trois ne lui plairait pas, quoi qu’il manquait sans doute quelque chose, mais l’attraction de ce sang suffisait à me dire qu’il y avait un problème. Alors je me retourner, regardant l’homme aux cheveux ébène et aux regard glaciale…

Me redressant alors, le souvenir de cette nuit, la douleur de ce coup de couteau et tout ce qui avait suivi me revient brutalement en mémoire. Il faisait jour, mais même dans la peine ombre j’avais su mémoriser son visage, même dans le noir j’avais retenu des détails et même l’alcool n’avait pas suffit à me faire oublier le visage de celui qui avait manqué de me tuer.

Ma peur, la colère, tout se mit à pulser dans mes veines alors qu’instinctivement je bougeais légèrement pour me mettre devant l’Occultiste. Il m’avait reconnu aussi, je le savais, je le voyais. Ce mec était sans doute un mec comme les autres, juste un connard d’homophobe et peut-être qu’on ne risquait rien, mais ce mec avait tellement fait de dégât, il m’avait tellement blessé que si ce n’était pas un vrai danger, il devait au moins avoir un entrainement spéciale. Alors il fallait que je remette un masque, qu’il ne voit pas qu’il ne réalise pas que je puisse me souvenir de lui. Je devais faire semblant, « Pas mon genre, rassures-toi il n’y aura pas de plan à trois ce soir… », soufflais-je avec un arrogance feinte, mais étouffante.

Me tournant de nouveau vers l’Occultiste, je le regardais, brièvement, conscient qu’en ayant pas été face à lui, il ne pouvait pas se souvenir réellement du monstre qu’on avait avec nous. « On ferait mieux de rentrer je crois. », murmurais-je avec une peur latente. Je ne voulais pas devoir raconter à un mec comment j’avais pu survivre, je n’avais pas non plus envie de tomber sur un mec qui s’écroulerait ou risquait de nous révéler uniquement car je m’étais régénéré. Je préférais disparaitre et éviter toutes complications. Ce mec était normal, mais un mec normal qui croisait un fantôme… Non, je devais éviter de mettre le feu aux poudres.

Sans grande surprise, la tentative de Yerathel de détendre l'atmosphère soudainement si tendue par un peu d'humour fut un échec pour le moins cuisant. La tension devenait si forte qu'on sentait presque l'air se charger d'électricité. Et si l'empathie était un don remarquable pour l'amplifier d'autant plus, il ne permettait hélas nullement de lire dans les pensées. Aussi l'Occultiste ne comprenait pas bien ce qui mettait Thomas si mal à l'aise, sans parler de l'autre homme presque aussi effrayé que l'était son petit-ami. Quelque chose n'allait pas, mais quoi ? La silhouette de l'inconnu semblait très vaguement familière à Yerathel, mais son visage ne lui rappelait rien. Il se redressa à son tour et bien qu'il soit le seul ici à ne pas être réellement effrayé, resta derrière Thomas alors qu'il s'approchait assez pour glisser sa main dans celle de l'Altéré. La chaleur irradia immédiatement ses propres doigts, jusqu'à ce que la brûlure soit assez forte pour devenir désagréable, mais il l'ignora tant bien que mal et se concentra pour essayer de calmer un peu le jeune homme, laissant sa colère et sa haine glisser dans ses propres veines au même rythme que la paume de sa main était striée de plaies incandescentes. "Tout va bien, je suis là." souffla-t-il très bas, même pas sûr que le pianiste arrive à l'entendre tant il semblait ailleurs.

Il commençait à sentir le sang humidifier ses propres doigts et bientôt, on en verrait certainement les premières gouttes vermeilles venir colorer le sable. Ce serait forcément difficile à expliquer, mais malgré tout Yerathel refusa de lâcher la main du jeune homme et au contraire la pressa plus fort, redoublant d'efforts pour le détendre. Il fit tout de même un pas de côté, abandonnant le barrage que faisait le corps de Thomas pour se placer à côté de lui et porta son attention sur l'inconnu. Il eut quelques difficultés à faire le tri et à repousser la douleur et les sentiments négatifs qui s'accumulaient à mesure qu'il les retirait à Thomas, mais au prix d'un effort presque surhumain, parvint à étirer un sourire poli et tranquille qui menaçait de disparaître à tout instant. "Est-ce que tout va bien ?" demanda-t-il d'une voix forte, un peu tremblante, mais presque convaincante. "Vous avez besoin de quelque chose ? On peut vous aider ?" Il ne savait pas qui était ce type ni pourquoi il restait planté là à les regarder avec une telle intensité, mais il préférait jouer le rôle de l'idiot et prétendre que rien d'anormal ne se produisait. Peut-être les deux autres accepteraient-ils de jouer son jeu et de laisser tomber cette histoire qui lui échappait totalement.